Pourquoi j’ai peur de prendre le taxi à Kinshasa ?

Article : Pourquoi j’ai peur de prendre le taxi à Kinshasa ?
Crédit:
4 juillet 2023

Pourquoi j’ai peur de prendre le taxi à Kinshasa ?

Quitter son bureau, le restaurant ou l’église et prendre son taxi pour rentrer à la maison ou aller ailleurs devrait être l’une des choses les plus normales à faire sans crainte. Mais à Kinshasa, cet exercice qui paraît plutôt banal est devenu très compliqué. Les jeunes, les vieux et même les enfants se font kidnapper jour et nuit dans les arrêts de bus et notamment sur le boulevard du 30 Juin, qui est d’ailleurs devenu l’épicentre du phénomène.

A Kinshasa, marcher librement est un droit qui commence à être restreint. Chaque matin, on apprend des nouvelles sur le kidnapping du frère de tel voisin ou de la sœur de telle collègue. Même sur les réseaux sociaux, il ne passe pas un seul jour sans que l’on publie les avis de recherche de telle ou telle personne et pire même qu’on annonce la disparition de tout un bus, une situation qui suscite l’inquiétude et la méfiance au sein de la population. Ce climat de peur perturbe la vie quotidienne et la tranquillité de la population kinoise. Des familles angoissées, souvent laissées sans nouvelles de leurs proches pendant plusieurs jours, ne sachant quoi faire.

Le sort réservé aux victimes demeure mystérieux. Traumatisées, certaines sont retrouvées mais avec une perte de la parole. Plusieurs questions se posent derrière ce phénomène, et plusieurs hypothèses s’émettent suite à tous ce que subissent les victimes, que j’évoquerai dans cet article.

Boulevard du 30 juin, place Socimat. Crédit photo : Maria Maba

Trafic d’organes

Certains corps retrouvés à travers la ville présenteraient d’après certains médecins des signes d’extrême violence. La plupart de ces corps manqueraient certains organes, souvent les reins, le cœur, le pancréas etc. Ne voulant pas se mettre en danger en passant à la télé pour dénoncer ces faits, ces médecins utilisent le numérique : ils procèdent par l’enregistrement des audios qui sont transférés plusieurs fois dans des groupes WhatsApp pour sensibiliser et prévenir la population contre ces criminels. Mais malgré leurs efforts de vouloir protéger la population à leur manière, certaines personnes sont encore et encore piégées, car des corps sans vie et en manque d’organes ne cessent d’être retrouvés. Cette hypothèse commence à se confirmer avec le temps.

LIRE AUSSI

A Kinshasa, les bus des transports en commun n’ont ni klaxon ni rétroviseurs. Un collaborateur du chauffeur (le « receveur ») se charge de les remplacer

La pauvreté serait-elle à la base de ce fléau ?

Plus la pauvreté est grande, plus le taux de criminalité s’accentue et le taux d’enlèvements s’intensifie à travers la ville. Les kidnappings et les rançons étaient des histoires qu’on suivait dans les films nigérians ou encore américains, mais cette méchante réalité est devenue malheureusement un vécu quotidien des kinois ces derniers temps. Ces réseaux des criminels kidnappent des inconnus, vont les cacher quelque part et font tout pour contacter leurs familles en demandant des rançons. Nos familles sont très pauvres et quelques une seulement arrivent à payer ces montants demandés. Pour la plupart, c’est une vraie désolation car elles ne savent pas où trouver ces sommes même après que les membres de leurs familles aient cotisé quelque chose. Et malheureusement ces victimes sont tuées. Mais pour les plus chanceuses, elles sont retrouvées des fois en dehors de la ville ne pouvant dire mot.

Commune de Matete. Crédit photo : Photographe des rues

Modus operandi

Ces ravisseurs kidnappent les personnes de tout âge, l’essentiel c’est d’avoir ce qu’ils recherchent. Ils se déguisent en conducteurs des taxis, circulant à travers la ville dans des petites voitures de marque Toyota Ist peintes en jaune, utilisées pour le transport en commun. Ils se présentent aux arrêts de bus, proposent leurs services, réservant la place du milieu pour un(e) client(e) qui montera et comprendra plus tard qu’il ou elle est pris(e) au piège et sera drogué(e) par la suite. Souvent, les victimes sont amenées très loin, à l’autre bout de la ville ou pire en province, ligotées, tabassées, certaines filles sont violées. Miraculeusement, certaines victimes sont relaxées sans plus jamais revoir leurs bourreaux. Le plus intriguant dans cette situation, c’est le fait que ces ravisseurs utilisent même les véhicules personnels, c’est-à-dire ceux sans la peinture jaune. Et le plus grave, ce sont les enlèvements des bus entiers, beaucoup plus les bus de marque Mercedes 207, ayant la capacité de contenir 20 à 24 passagers à bord.

Les résolutions du gouvernement

Dans le but de lutter contre ce fléau, le ministre provincial de l’intérieur avait annoncé, dans un communiqué publié le 26 juin dernier, les mesures prises pour contrer ces réseaux des ravisseurs. Il avait décidé d’interdire la circulation des taxis ayant les vitres fumées et leur a demandé de les remplacer par les vitres claires, de toujours rouler avec les vitres baissées, avec le respect de la limitation du nombre des passagers pour les motos, l’affichage visible obligatoire par les taxis, taxis-bus et motos du numéro d’identification, le signalement par les transporteurs des intrus dans leurs corporations.

LIRE AUSSI

Pas de retraite pour les vieux, expérience exigée aux jeunes… le supplice du chômage à Kinshasa

Des mesures que l’on trouve plutôt faibles, parce que malgré cela, des jeunes gens continuent à disparaître mystérieusement. L’identité de ces malfrats reste encore inconnue, l’on croirait que ce sont des personnes sans conscience, mais l’on se trompe sur toute la ligne. Mercredi 28 juin dernier, les militaires ont arrêté deux policiers qui étaient sur le point d’enlever une dame. Nous qui pensions que les policiers avaient pour mission de protéger la population et ses biens, nous nous trouvons face à une situation où ce sont eux qui nous font vivre le pire.

« J’avais compris qu’il y avait anguille sous roche. Je lui ai demandé de me laisser descendre, après échanges de parole, j’ai enfin réussi à descendre. Il repart, fait un demi-tour et revient là où j’étais, il me balance ‘’obiki’’, ce qui veut dire en français ‘’tu as échappé bel’’ ».

Témoignage de Bem’s Badjoko

Ce monsieur que je nomme Roger, souhaitant témoigner sous anonymat, nous raconte l’histoire d’enlèvement de son frère et qui a perdu la parole par la suite. « Mon frère, un père de famille modèle, avait quitté la maison un bon matin pour se rendre au boulot. A l’arrêt de bus, il a pris un taxi pour se rendre en ville, il était assis au milieu de deux hommes qui commençaient à converser avec le passager avant et le chauffeur. Bien sûr il ne comprenait pas ce qui se passait, quelques minutes après il a senti une piqûre au cou, c’est comme ça qu’il s’est endormi, et s’est réveillé dans la ville de Matadi, chef-lieu de la province du Kongo-Central. Paniqué, il ne comprenait pas où il se trouvait ni comment il était arrivé là-bas. L’ayant vu troublé, les habitants du coin l’ont conduit à la paroisse la plus proche pour voir le curé et lui expliquer ce qui se passait. Après un temps d’accalmie, mon frère se souvint de ce qui s’était passé, il se souvient même que notre petit frère avait un ami médecin qui travailler dans cette ville, il a indiqué l’hôpital. Le curé fait l’effort de joindre l’hôpital et enfin le médecin, qui arrive même en pyjama. Le médecin réussi à joindre mon frère à Kinshasa, c’est comme ça que nous l’avons retrouvé, mais ce qu’on ne comprend pas en famille, ce que depuis lors, il ne parle plus, il regarde les gens autour de lui sans dire un mot, son état nous met dans un chaos total ».

LIRE AUSSI

Le e-commerce à Kinshasa : ce que déplorent les kinois

Bem’s Badjoko, journaliste présentateur de l’émission Plateau d’honneur, nous raconte comment il a échappé au kidnapping à deux reprises sur le boulevard du 30 juin. « Je revenais du boulot avec un collègue monteur Djanny Nkodia, c’était vers 23h, le boulevard était quasi vide, nous avions enfin pris un taxi pour le rond-point Huilerie, il y avait déjà un passager avant qui d’ailleurs converser avec le chauffeur, nous sommes montés et il y a eu un 3è passager qui s’est joint à nous et est monté aussi. Chemin faisant, j’étais très curieux de comprendre le contenu de la conversation du chauffeur avec l’autre monsieur. A ma grande surprise, à chaque fois qu’ils parlaient dans un langage codé, le chauffeur me regardait par le rétroviseur, puis soudainement, le passager à côté commençait à remonter les glaces, je lui ai dit pourquoi vous remontez les glaces, il me répondit qu’il commençait à avoir froid. Ayant compris que c’était une situation particulièrement très dangereuse qui s’installait, j’ai exigé au chauffeur de nous laisser descendre, il me répond mais vous n’êtes pas encore arrivé à destination, il commençait à accélérer, c’est comme ça que je lui ai brutalisé, ce qui lui a poussé à lâcher un frein brusque, nous sommes descendus dans la foulée mon ami et moi, le chauffeur est parti plus vite que possible sans même demander l’argent du trajet qu’on avait parcouru ».

Et de poursuivre : « Il y a 3 semaines, je quittais le boulot, mais là c’était à 22h et j’étais seul cette fois-là. J’ai longé le boulevard du 30 juin jusqu’à la gare centrale, il n’y avait presqu’aucune voiture, j’attendais une moto pouvant me conduire au quartier Bon Marché, dans la commune de Barumbu. Quelques minutes plus tard, un motard se pointe et nous avons même négocié son tarif pour le trajet, et subitement je vois quelqu’un surgir de nulle part venir monter derrière moi. Je l’ai trouvé normal et nous nous sommes mis en route. Arrivé dans un virage, le motard devait normalement prendre la gauche, mais à ma grande surprise, il prenait la droite. Étonné, je lui demande pourquoi ce changement d’itinéraire, il me répond très vaguement, j’avais compris qu’il avait anguille sous roche. Je lui ai demandé de me laisser descendre, après échanges de parole, j’ai enfin réussi à descendre. Il repart, fait un demi-tour et revient là où j’étais, il me balance ‘’obiki’’, ce qui veut dire en français ‘’tu as échappé bel’’. Une situation qui m’a traumatisé et j’ai par cette occasion créé une association des jeunes pour que nous puissions organiser des marches pacifiques pour dénoncer ce phénomène ».

Crédit photo : Maria Maba

Ces deux victimes ont peut-être eu la chance que les autres n’auront jamais, cette chance de réussir à échapper de leurs bourreaux, et d’être en vie pour le raconter. D’autres n’ont même pas droit à un simple enterrement car leurs corps ne sont jamais retrouvés.

Carla Dallas, secrétaire dans un cabinet d’architectes, s’est exprimée en ces termes : « J’ai toujours le sang glacé dans mes veines quand je pense à notre collègue Exupéry qui ça fait maintenant 3 ans depuis qu’il a disparu. Il rentrait chez eux après l’université et n’est jamais arrivé. Jusqu’à ce jour, on ne sait pas ce qu’il est devenu, s’il est encore vivant ou déjà mort, ce qui est vrai, ce que sa famille n’a pas arrêté de le chercher, mais plus le temps passe, plus c’est difficile de retrouver un disparu surtout à Kinshasa. On ne saura sans doute jamais ce qui lui était arrivé ».

Crédit photo : Carla Dallas

Le gouvernement doit prendre davantage au sérieux cette situation qui crée la peur au sein de la population. Les mesures qu’ils ont prises ne sont pas mauvaises, mais elles sont inefficaces. Il faudrait renforcer les patrouilles jour et nuit, oui, nous en avons vraiment besoin. Mobiliser un fond qui permettra de déployer les agents de renseignement et de la police à travers la ville et les frontières pour infiltrer les taxis et taxis bus, de cette manière, plusieurs de ces réseaux seront démantelés.

Par ailleurs, nous saluons le travail de la Police Nationale Congolaise qui a pu arrêter une vingtaine de ces criminels et les a exposés à la presse pour d’éventuelles plaintes des victimes.

Étiquettes
Partagez

Commentaires